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La morale économique chrétienne : le tournant médiéval


 

De nombreuses cultures expriment leur mépris vis-à-vis de la matière.

2Le bouddhisme sous ses différentes formes, tout comme l’hindouisme, diffuse une morale du renoncement ainsi qu’une préférence accordée à l’ascèse comme Max Weber (2003) a – notamment – eu l’occasion de le souligner. Un mépris identique se retrouve dans la Grèce ou la Rome antiques, deux sociétés où le marchand occupait un rang inférieur. L’attitude qui prévalait alors annonçait en quelque sorte le mépris aristocratique dont feront preuve les classes dominantes de l’Occident chrétien par rapport à la matérialité.

3Toutefois, le mépris de l’argent ne peut pas être considéré comme un universel anthropologique. Tout d’abord, il est très improbable qu’existent, dans le domaine des valeurs, des invariants culturels dictés par la nature de l’homme ou les nécessités de la société. Prétendre le contraire supposerait d’adhérer à des démarches coûteuses sur le plan épistémologique, telles que le fonctionnalisme ou le structuralisme. Mais surtout, il existe une idiosyncrasie occidentale à cet égard, l’Occident désignant ici cette culture chrétienne qui déploie son empire par l’intermédiaire de l’Église, à partir de l’édit de Constantin (313). Cette singularité a été au cœur de la réflexion de Weber, depuis le Judaïsme antique jusqu’à Économie et société (1905, 1922, 1970, 1971, 1991). Son originalité est de resituer cette hostilité à la matière, non seulement dans le cadre des valeurs occidentales, mais surtout au cœur même de la naissance du capitalisme moderne, aboutissant à la thèse célèbre contenue dans l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme.

4Nous aimerions présenter ici une hypothèse au sujet de la formation de la morale chrétienne relative à l’argent. La dénonciation de l’emprise de la matière sur notre monde, constante depuis les Pères de l’Église, se comprend mieux si on la rapproche d’une autre hostilité, celle relative à la sexualité. Hostilité à l’argent, hostilité à la chair : l’Occident n’est pas l’unique partie du monde où ces deux phénomènes se conjuguent. Mais il est le lieu probablement unique où ces deux haines s’articulent autour d’un rejet de l’Autre, toutes les formes d’existence minoritaires depuis les Juifs jusqu’aux homosexuels, lépreux ou prostituées. Dès lors, une synthèse des thématiques développées par Max Weber et Michel Foucault (1976) pourrait permettre de comprendre le bouleversement intervenu au cours du Moyen Âge.

5Selon l’hypothèse défendue ici, le cœur du Moyen Âge, principalement le xiiie siècle, constitue une période charnière. À cette époque – au terme d’un mouvement dont on peut discuter les principales étapes mais pas le sens massif – certaines minorités ont été discriminées, persécutées voire expulsées des pays d’Europe du Nord et du Sud. Les ordres mendiants ont été l’un des principaux vecteurs du rejet de l’Autre, principalement du Juif. Leur antijudaïsme (Cohen, 1982) s’accompagnait d’une célébration du renoncement, renoncement à la chair, mais aussi renoncement à la matière.

6Plus généralement, la période fut marquée par deux bouleversements d’importance dans ces deux domaines. Tout d’abord, elle fut dominée par des critiques de plus en plus nombreuses, en provenance notamment de l’Église, relative au rôle occupé par l’argent dans la société de l’époque. Cette radicalisation peut être comprise comme une réaction au développement des villes et de l’économie monétaire. Mais simultanément, la morale chrétienne aménagea le rapport à la chair en inscrivant la sexualité légitime au sein du couple, en accompagnant cette inscription d’un certain nombre de modalités.

7Les attitudes adoptées vis-à-vis de ces trois objets – l’argent, le sexe et l’Autre – se complètent ; elles contribuent à éclairer le tournant médiéval de la morale chrétienne.

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